Une pièce en réponse au texte de Marie Darrieussecq sur Paula Modersohn-Becker.
Texte de Marie Darrieussecq
Paula Modersohn-Becker. Quasi inconnue en France. Inconnue aussi en Angleterre, et en Espagne, en Italie... Pourtant de l'autre côté du Rhin, on l'appelle rien moins que "le Picasso allemand".
Elle est morte à 31 ans, en 1907, des suites d'un accouchement. Elle est morte "de la mort ancienne des femmes", selon son ami Rilke. De ne pas s'être refermée, après avoir laissé passer la vie. Un oiseau les pattes en l'air. Sa fille Mathilde vivra jusqu'à un âge avancé, sans enfants, sans peindre non plus, à s'occuper du legs de sa mère.
Paula s'était mariée avec un peintre, Otto Modersohn, et les six premières années ils n'ont pas consommé le mariage (j'adore l'expression ; comme un consommé de poulet). On ne sait pas très bien pourquoi. C'est très intime, ce consommé là. Pourquoi les gens font l'amour, ou pas. Les gens mariés, surtout : est-ce que les gens mariés font l'amour ? Est-ce que l'amour résiste au mariage ? Le mariage pour tous, oui, mais le sexe pour tous c'est une autre question. Passons.
"Mon expérience me dit que le mariage ne rend pas plus heureuse. Il enlève l'illusion, pourtant fermement ancrée, de la possibilité d'une âme sœur. Une fois mariée on ressent doublement l'incompréhension. Car la vie entière, jusqu'au mariage, est tendue vers ce but : trouver de la compréhension. Et peut-être la vie est-elle moins vivable, sans cette illusion. À regarder dans les yeux cette grande vérité solitaire. J'écris ceci dans mon livre de comptes, le dimanche de Pâques 1902. Je suis assise dans ma cuisine et je prépare un rôti de veau."
Dans une lettre à Rilke, Paula Modersohn-Becker suggère que l'abstinence, c'était par souci contraceptif. Un moyen radical. Elle ne voulait pas d'enfant : elle voulait peindre. Ça lui semblait difficile à concilier. Elle avait pris des cours de cuisine, pour être une bonne épouse. Elle acceptait de tenir le ménage, de s'occuper de la maison. Elle était née en 1875. C'était une femme traditionnelle. Et elle l'aimait, son Otto. Mais qu'est-ce qu'ils s'engueulaient ! Parce qu'elle voulait peindre aussi. Elle voulait peindre quand même. C'était une femme moderne. Elle ne voyait pas pourquoi il peindrait et pas elle. Une emmerdeuse, une vraie.
Surtout qu'elle peignait mieux que lui. Très peu de gens à l'époque le savaient ; Rilke peut-être, qui lui acheta une toile (elle en vendit deux de son vivant). Otto Modersohn trouvait que les tableaux de sa femme n'étaient pas très jolis. De jolis sujets, certes (une femme allaitant, une vieille paysanne, une petite fille devant des fleurs) mais qu'elle rendaient moches. Durs. Crus. Elle aimait trop le primitivisme. Elle allait trop souvent à Paris. Elle avait admiré au Louvre les portraits du Fayoum. Aimé Cézanne avant tout le monde. Matisse. Le Douanier Rousseau. Elle soulignait les traits, elle rendait tout bizarrement cubique, elle déformait les visages. Les fleurs devenaient des arbres, gorgés de vitalité, presque obscènes. Les oiseaux étaient campés comme des dinosaures. Elle insistait. Elle peignait tous les jours, avec une obstination bien peu féminine - ou typiquement féminine, selon le cliché qu'on préfère. Et elle peignait des nus, des nus féminins aux jambes maigres et noueuses, aux côtes apparentes, dans des perspectives étranges, un peu raides, comme des Christs couchés.
Elle a même inventé un genre : l'autoportrait nue. Ça n'a l'air de rien. Mais Paula M. Becker est la première femme à s'être peinte nue, après des siècles de femmes nues peintes par des hommes. Son regard sur son propre corps fait encore causer : en Allemagne il y a au moins quatre analyses divergentes de son autopotrait "enceinte". Les spécialistes allemands s'étripent, alors qu'en France elle n'a jamais été exposée. "Tous les génies qui naissent femmes sont perdus pour le bonheur public", voilà ce que disait Stendhal.
Otto Modersohn, le mari, était un type bien. Un peintre académique mais un type bien, ça n'empêche. Voici comment il essayait de faire plaisir aux animaux : "Avec les araignées, je m'y prends ainsi : j'enlève à une araignée en pleine activité le sac à œufs quelle traîne partout avec elle. Elle se met à courir, de plus en plus agitée, en tous sens. Discrètement, je repose le sac sur son chemin. Elle s'arrête, surprise, et se dit : 'je ne suis pourtant jamais passée par ici' ; mais ensuite, en tremblant de joie, elle le ramasse, le met sur son dos et repart avec le sourire." Selon Otto, un "sentiment nouveau, intense" surgissait ainsi dans la vie morne de l'araignée, ce qui ne pouvait "qu'ennoblir son caractère".
Paula meurt à 31 ans, en se levant pour la première fois vingt jours après son accouchement. Frappée d'une embolie. Un médecin lui avait ordonné de garder le lit. Cette année-là, en 1907, Picasso a 26 ans. Il sort de sa période rose. Ce qui le frappe, lui, c'est l'art africain, et sa peinture va en être bouleversée.
Paula, en s'écroulant, a juste eu le temps de dire : "quel dommage".
Marie Darrieussecq
Texte de Patrick Mauriès (À la suite de Martine Camillieri)
C'est un collectionneur qui parle et qui dit :
Enfant, j'aimais plus que tout, je crois, ces petites mallettes de carton bouilli, où l'on semblait devoir ranger le monde : elles ouvraient sur de petites formes moulées dans le plastique, disposées symétriquement sous le couvercle et dans le fond, retenues par des élastiques en x. Ce n'était pas seulement un monde en réduction, c'était un monde en creux, capable d'en créer magiquement un autre, de sable ou de plâtre. Pas vraiment un jouet de garçon, mais qu'importe, j'ai toujours su ce que je voulais. Parfois un élastique sautait, et tout ça se mettait à flotter. C'était dommage. C'était affreux même.
Plus tard, dans un cagibi, au fond du couloir, où je ne risquais guère d'être dérangé, je me suis mis à construire de petits autels en recouvrant une table bancale de bouts de lamés africains, et en disposant de petites bougies d'anniversaire, des guirlandes déplumées, des pommes de pin, des boules de noël multicolores, des flocons d'ouate, de jolis découpages autour de figurines et de poupées… Une petite litanie nécessaire et gratuite dont au fond je ne saisissais pas vraiment l'objet.
Ce que je savais déjà, c'est combien il est important de tenir les choses à l'œil, en les combinant, les disposant, les arrangeant, les dérangeant, les plaçant en écho. C'est même la seule façon de les accepter, d'accepter le monde en plein. Vous vous souvenez, n'est ce pas, de cette phrase de Nietzsche que je vous ai déjà citée : "l'homme est un animal qui vénère".
Exposition collective : Les cadavres sont exquis, Fondation Espace Écureuil pour l'Art Contemporain, Toulouse, Sylvie Corroler (2013).